La raison était supposée autrefois constituer ce qui unit les êtres humains. Elle n'a plus à présent de forme unitaire et dominante ; elle est au contraire fragmentée en une multitude de rationalités diverses, réelles ou supposées telles, qui coexistent de façon conflictuelle. Parmi les philosophes qui ont le plus compté au cours du XXe siècle, bien peu ont été des défenseurs de la raison et des Lumières ; et certains de ceux qui ont exercé (et continuent encore aujourd'hui à exercer) l'influence la plus considérable ont été ses adversaires declarés. Notre époque a même été confrontée à un processus d'"irrationalisation de la science", dont certains de nos maîtres à penser postmodernes ont essayé de nous convaincre qu'elle n'était en aucune façon le produit exemplaire de la raison et de l'effort pour tendre à une connaissance objective de la réalité. On peut néanmoins percevoir depuis quelque temps, à des signes divers, qu'au lieu de tenir la raison pour responsable de la plupart des maux de notre époque, il se pourrait bien que la seule solution qui s'offre désormais à nous soit de nous décider à lui accorder réellement une nouvelle chance. Jusqu'à quel point et à quel prix la raison peut-elle espérer réussir à reconquérir au moins en partie le rôle qu'elle a joué autrefois comme faculté d'unité et d'universalité ? C'est une entreprise évidemment difficile et problématique, qui suppose notamment que l'on ait répondu de façon suffisamment claire et convaincante à la question de savoir ce qui peut être conservé et ce qui doit être abandonné dans l'héritage des Lumières.